J’avais 5 ou 6 ans. Ma mère dirigeait un énorme collège à Creil avec un internat et un lycée technique. Il y avait un immense parc, comme une cour, ça servait de cour mais c’était un parc. On est dans les années 50, c’est un collège et lycée de filles. Il y avait 1300 ou 1400 filles. Les internes étaient en blouse bleues. Nous, ma mère et moi, on habitait dans un très grand appartement de fonction qui donnait sur le grand parc. Et tout au fond du parc, au bout du bout de l’école, il y avait un magnifique jardin réservé au personnel, la directrice, la surveillante générale, l’intendante, le jardinier, les élèves n’avaient pas le droit d’y aller. Moi je faisais du vélo dans ce jardin. Je jouais à Robin des bois, à Tarzan, à Zorro. C’était extraordinaire. Un domaine incroyable pour l’imaginaire. Un champ de jeu de rêve. J’ai erré dans ce jardin pendant 10 ans. (il s’arrête un moment) J’avais une copine. (il sourit) Jacqueline. La fille de la concierge. C’était ma grande copine et même un peu plus. (il rit) On jouait au docteur. Mais ça c’est une autre histoire. (il s’arrête un instant) Un jour, on décide d’aller jouer dans le jardin. Je m’en souviens très bien, on avait échangé, elle avait mon vélo et moi sa trottinette. Et on a traversé le perron et puis les 500 mètres du parc. On arrive au bout du bout de l’école et là, on voit un attroupement de filles. On se demande ce qu’elles font là, elles n’ont pas le droit d’être dans le jardin. On approche. Elles poussent des grands cris de frayeur. Une fille nous interpelle, « Venez voir, venez voir, venez voir. » D’autres crient. « Non ! Qu’il parte, qu’il parte, qu’il s’en aille. » Une rousse dont je connaissais le visage parce que je l’avais déjà repérée. Son visage était comme un point d’interrogation. Cette fille est au centre de l’attroupement. Elle se retourne vers nous, elle a le bas du visage ensanglanté et une grosse griffure sous l’œil. Elle nous fait signe de partir. Et là, on a vu un chat tout blanc énorme. De la taille d’un tigre. Ou d’un lion. D’un fauve. Il ouvrait une gueule toute grande et il tendait la patte. (il montre) On a eu une frayeur énorme et on est parti. Je me souviens j’allais plus vite en trottinette que Jacqueline en vélo c’est dire si j’avais peur. Je pédalais, pédalais comme un dératé. On a refait les 500 mètres dans l’autre sens. Et le perron. Une amie de ma mère était là. Je pleurais, je criais, « y’a un chat, y’a un chat, une fille est ensanglantée, un chat énorme, un fauve… » (il s’arrête) Le femme ne nous croit pas, elle rigole et nous raconte une autre histoire qui n’a rien à voir d’accident de voiture improbable. Je raconte l’histoire plus tard à ma mère qui me rit au nez. Les deux, trois personnes à qui on a raconté l’histoire nous ont ri au nez. On n’a pas été pris au sérieux. On n’a eu aucun écho d’un chat ou d’un fauve échappé. On a croisé des élèves qui étaient dans le jardin et aucune n’a parlé de ce qui s’était passé. Je n’ai pas vu la fille rousse pendant quelques mois. Et quand je l’ai revu, j’ai bien regardé, elle n’avait aucune trace, pas de cicatrices. (il s’arrête) On ne nous a jamais cru. On n’osait même plus en parler entre nous. On se demandait si on était fous. Tout est rentré dans l’ordre. Comme si de rien était. Comme s’il ne s’était rien passé. On doutait même que ça se soit passé. Je me demandais si je n’avais pas rêvé. (il s’arrête un long moment) A 10 ans, on a déménagé à Toulouse avec ma mère. On a quitté Creil. Les gens de Creil. Et Jacqueline. (il s’arrête un instant) Et puis, j’avais 14 ans, on est repassé dans le coin, ma mère a voulu saluer d’anciennes connaissances et j’ai revu Jacqueline. Et la première chose qu’on s’est dite c’est : « Tu te souviens du chat ? » On s’est tout raconté exactement comme on l’avait vécu. On se souvenait de tout dans les moindres détails. Le parc. L’échange de la trottinette et du vélo. Les odeurs. L’attroupement. Les filles. Les cris. La rousse. Le sang. Le chat blanc. On se souvenait de tout. Je me souvenais de tout. (il s’arrête) Si je n’avais pas revu Jacqueline, je penserais surement que c’était un rêve. Mais là. Je ne l’ai jamais revu. Elle doit avoir 70 ans. Je crois que si elle vit encore, si on se revoyait, la première chose qu’on se dirait, c’est : « Tu te souviens du chat. » (il réfléchit) Je n’ai jamais expliqué ce phénomène. Cette rencontre inexpliquée. C’est un mystère. Un chose insoluble. S’il y a un mystère dans ma vie, c’est celui-là.